L'endroit était assez lugubre, il fallait bien l'avouer. Il n'y avait rien de bien attrayant dans le gris de la plage, le gris de la mer, le gris du ciel. Du gris partout. Heureusement qu'il y avait la jungle pour border tout ce gris, ça amenait enfin un peu de couleur. Et il y avait le bleu de l'océan, tout de même, lorsqu'on regardait assez loin.
Et il y avait du noir. Oui mais un beau noir ; un noir profond, un noir scintillant grâce aux embruns, un noir délicat aussi, un noir qui attire l’œil. Ce noir se mouvait avec grâce aussi, avec une certaine légèreté, tout au contact de la force pour autant. Un noir plein de piquants. Car Utopia était le contraire de cet endroit : beau à l'extérieur, moche à l'intérieur.

La jument s'immobilisa à l'orée de la jungle où elle comptait s'enfoncer, avant d'être arrêtée, lorsqu'elle croisa une autre vision de noir. Tout en force, en puissance même. Un noir plus musqué, plus masculin. Un noir qui se couvrait d'embruns aussi. Cela faisait plusieurs heures qu'elle trainait dans ce coin, cherchant à comprendre pourquoi ce lieu semblait toujours si froid, si lugubre. Elle n'y avait croisé personne, c'était le premier. Que venait-il donc chercher ici ?

Le vent changea de cap, une fois encore. Ses crins voletèrent dans l'autre sens et son parfum s'en alla retrouver, sans doute, les naseaux du bel étalon.

Rencontre de deux noirs dans un lieu gris, terrain neutre.

La jument le regarde de son poste d’observation, un peu en contre-haut, la plage de gros sable descend en pente douce. Il la remarque, se redresse à son tour, dresse ses oreilles. Il semble frémir, se tendre comme un prédateur qui se prépare à bondir. Et Utopia sourit intérieurement, consciente de l'attrait qu'elle est tout à coup. Alors elle fait durer le plaisir, restant bien droite sur ses quatre membres fins mais solides. Elle relève légèrement la queue et secoue un instant sa tête, faisant retomber ses crins en avant de son encolure, son toupet autant par dessus ses oreilles qu'en travers de ses yeux.

Finalement, elle se décide à bouger, fait quelques pas puis prend le trot. Elle dérive alors de sa ligne droite conduisant jusqu'à l'étalon, traçant un arc de cercle autour de lui, d'une allure ample et légère. Elle garde sa queue relevée et porte haut sa tête, toujours fière, toujours elle. Elle ne ralentit et ne s'arrête que lorsque l'eau lèche finalement la corne sombre de ses sabots, à quelques mètres dans ce qui aurait du être le dos du mâle.

Le petit manège ne semble pas t'avoir plu, bel étalon ?
Que veux-tu, elle adore charmer, jouer, mais ne jamais rien donner réellement.

Pourtant elle ploie un peu l'encolure lorsque tu te rebiffes, plaque tes oreilles en un clair signe de contrariété, comme si elle souhaitait se soumettre, durant un instant du moins. Comme si elle était prête à cesser son manège et à se laisser docilement approcher. Elle ne recule d'ailleurs pas lorsque tu tends l'encolure. Elle se contente de t'observer de ses yeux noirs, au travers du long toupet qui lui retombe éparpillé sur le chanfrein. Elle finit d'ailleurs par secouer un peu la tête pour l'écarter et en profite pour tendre un peu les naseaux à ta rencontre.

Son souffle se mêle au tien, tout juste, mais vos naseaux ne peuvent se frôler à cette distance. Triste ironie. La jument renâcle alors mais ne dit rien, redressant seulement un peu la tête. Elle n'a pas envie d'aller voir toi, pas envie de faire le premier pas ; ce n'est pas comme ça que ça marche avec elle. Alors elle se contente de gratter le sable trempé de son sabot antérieur, baissant la tête à niveau du sol pour renifler les odeurs marines.

Elle observe le sable mou son sous son sabot, cette terre dans laquelle elle peut creuser sans mal, cette terre qui se referme pour autant tout aussi facilement, qui dégueule d'eau et rampe. C'est moche, ce sable, en fait. Comme le reste du lieu, d'ailleurs. Elle relève la tête et tu es toujours là. Tu l'observes avec une noirceur nouvelle, les naseaux gonflés d'un souffle qu'elle ne ressent pas, même sur son épiderme délicat. Cela la fait sourire intérieurement. Alors son manège ne t'a réellement pas plu ? Dommage.

Tu te retournes subitement, décolle. Durant un instant, tu ne touches plus sol. Puis tes sabots claquent, ou plutôt s'enfoncent dans un bruit de succion dans ce sol mou. Pourtant ça n'enlève rien à la puissance que tu dégages, à la force tout à fait attirante dont tu fais preuve. Magnétisme qui fait hésiter la jument l'espace de quelques secondes, secondes dont tu profites pour t'éloigner le long de la plage grise. Pourtant, il ne faut pas plus longtemps pour que tu entendes d'autres sabots battre le sol. Pour que tu entendes le vent siffler entre d'autres oreilles.
Utopia s'est finalement élancée à ta suite, frappant le sol de ses sabots un bon coup pour s'élancer, pour tenter de te rattraper. Elle lève la queue bien haute, fière. Secoue la tête, lance les postérieurs une fois, se réceptionnant avait agilité pour repartir de plus belle.

Ta musculature tressaille grandement sous ta peau veloutée, tout aussi noire que la sienne. Tes muscles se bandent, se contractent, pour t'amener plus loin, plus fort. Ton coeur doit battre vite pour guider tout cela et c'est bien cette sensation, cette pulsation violente, qui est si agréable. Cette impression de vivre, vivre à en perdre haleine mais vivre alors au fond, jusqu'au maximum de ses capacités.
C'est en tous cas ce que ressent Utopia. Elle ne sait pas si c'est bien ta façon de penser mais, si c'est le cas, vos esprits se rejoignent dans cette course folle. La jument ne lésine pas non plus sur ses efforts, allongeant ses foulées pour te rattraper, pour se maintenir dans la course malgré le sable trop instable sous ses sabots. Elle dévie comme toi, un peu plus près de l'eau, retrouve ce sable meuble qui n'est que meilleur pour la porter. Elle bondit, jette une fois encore ses postérieurs, avec une violence toute trouvée au fond de son coeur. Puis subitement, elle freine des quatre pieds, se stabilise et bondit de nouveau vers l'avant. Comme c'est agréable, extatique même, de sentir toute la puissance qu'on porte et qui nous porte.

Lorsque tu freines, la jument te dépasse alors. Tel un coup de vent, une bourrasque. Elle soulève un peu tes crins, parce qu'elle te frôle presque, sans crainte aucune. Mais elle sait que courir sans toi, ce n'est plus pareil. Le lien est là, quelque part, sans doute dans votre coeur, dans vos veines qui pulsent le sang à vos oreilles. Alors elle ploie les postérieurs pour freiner, jette les antérieurs de côté pour tourner, manque de se chasser avant de se rééquilibrer d'un puissant bond. Son corps en tremble ; c'est l'extase. Elle reprend un petit trot, plus aussi aérien, pour parcourir les foulées qui vous séparent. Elle ralentit, s'arrête à ta hauteur, son regard croise un instant le tien. Puis sa tête disparait de ton champ de vision lorsque doucement elle vient souffler dans tes crins épais et de jais, ses naseaux grands ouverts et frémissants les effleurant.

Tu vibres d'envie pour cette femelle que tu vois déjà tienne. Une jument qui t'es pourtant interdite au fond, interdite parce qu'elle se refuse à tous et tu ne feras pas exception. Pas encore. Pas aujourd'hui. Une jument comme elle, ça se mérite, tu ne te rends pas compte. Elle aussi. Elle joue, elle charme, elle attend. Un jour peut-être. Pas tout de suite. Il y a trop de colère en elle, trop de fougue, trop de rancoeur.
Mais jouer, ça elle peut. Elle peut jouer avec toi. Jusqu'où ? Seul l'avenir le dira. Alors elle se laissa faire, ayant d'elle même créer le contact. Lorsque tu oses la mordre, elle lance l'antérieur devant elle, sans un bruit, frappant seulement le sol avec force à quelques centimètres de ton sabot. Attention à ce que tu fais, c'est un simple avertissement pour la suite.
Lorsque tu la frôles, la goûte, elle ne bouge pas, ne cille pas, t'observant de son oeil noir. Puis lentement elle arque l'encolure, redressant la nuque, pour que vos naseaux se frôlent. Elle souffle dans les tiens, un peu plus fort que la normale, inspecte ton odeur, puis tend de nouveau la tête pour frotter sa joue à la tienne. Elle presse même un peu sa tête contre la tienne, comme pour te repousser et t'inviter tout à la fois.